2En effet pour tenter de bâtir quelque chose de théorique s’enracinant dans ma pratique, j’ai pensé intéressant que Manon participe à cette élaboration. Ainsi, sa parole et son expérience ont-ils été un précieux sujet de recherche et j’ai essayé de partir de là. Elle y a contribué largement en écrivant son histoire une nuit, d’une traite, elle a écrit pendant sept heures, de manière chronologique ; elle a conscience qu’elle n’a pas pu écrire autrement son histoire, c’est apparemment sans affect, sans émotionnel. Je pense au concept d’alexithymie de J.M. Dougall, c’est la seule façon qu’elle a trouvée pour parler de cette histoire-là, une histoire sans histoire, comme elle me le disait au début, comme si il n’y avait rien à en dire.
3Manon a très longtemps refusé de comprendre, de savoir, d’expliquer ce qu’elle avait vécu, de s’approprier son histoire. Cependant cette histoire s’est déployée dans la relation transférentielle, ce rien, ce silence, cette absence, c’est ce que je veux montrer, et peu à peu, cela s’est modifié, au fil des années. Le transfert est, à mes yeux, l’influence dans le présent d’une mémoire psychique qui se manifeste dans la fantasmatique, dans les rêves, dans la relation et l’expérience du contact. Il y a donc un marquage d’un processus se renouvelant dans le présent. Manon a travaillé avec moi durant 14 ans, je peux dire qu’elle m’a « faite » thérapeute.
4Avec Manon, je suis dans des choix théoriques articulés à ce qui se passe dans la relation avec elle : celui de découvrir avec elle, de comprendre ; puis, celui d’inventer, de construire. Il est à préciser, pour le moment, que par choix théorique et par facilité peut-être, aussi, j’inclus l’intra-psychique dans la posture de champ. À ce titre, le travail avec l’intra-psychique n’est pas, comme le pensent certains, l’analyse du psychisme, ce qui serait descriptif et donc figeant. C’est travailler avec le processus de la personne, avec les effets de la construction du psychique, les effets dans la relation, dans le transfert, avec l’imaginaire de la personne. Ainsi avec elle, j’ai imaginé qu’une élaboration commune pourrait l’aider à se structurer intérieurement et à prendre conscience d’un lien qui serait suffisamment nourrissant, soutenant et organisateur pour qu’elle puisse se séparer un jour de moi. Je n’ai d’ailleurs pas mesuré toute la portée de l’affaire car « ça » a fait bien davantage, en terme de construction et de processus transformationnel. J’ai eu l’intuition de cet écrit avec Manon 12 ans après le début de sa thérapie, alors que je me demandais comment nous allions nous séparer, un jour.
5Mais, comme l’écrit Ruella Frank, dans « Le corps comme conscience » : « …quand une personne a vécu dans un chaos précoce important, des coupures sont profondément ancrées en elle, et revenir à la totalité est un énorme défi. Cela nécessite du temps, de la patience et persévérance. »
6Il y a aussi à différencier ma part d’ombre, ma difficulté à me séparer et la problématique de Manon. La supervision m’a aidée à penser mes affects, mes sentiments, mes intuitions. J’ai parfois des pressentiments qui sont comme des guides, s’ils peuvent être pensés.
7Je me rends compte que partager avec vous, lecteurs, est d’une grande importance, cela m’aide à laisser tomber ce que J.M. Robine nomme « les systèmes d’expert et de pouvoir ». Ce n’est plus moi et moi seule qui dois savoir. Il faut « avouer » que j’ai été dans ce modèle-là au début de ma pratique de thérapeute. Je pense que l’on m’avait appris à travailler comme cela et que cela faisait aussi partie de mon fonctionnement psychique. Il me fallait savoir pour l’autre. C’était d’ailleurs très angoissant, je pinçais mes lèvres en me disant en séance de thérapie avec un patient : « Il faut que je trouve, il faut que je trouve », sous entendu, pour l’autre, à sa place ! C’était exténuant ! Je sortais de l’université, de cinq années de formation théorique avec des stages en cliniques et hôpitaux psychiatriques.
8De plus, je ne savais pas qu’aider Manon, c’était l’aider aussi un jour à se séparer de moi. J’entretenais un système de dépendance que je ne conscientisais pas vraiment et qui répondait à mes propres difficultés à me séparer.
9Enfin, je parle aussi de moi quand je parle de Manon parce que je pense, d’ores et déjà, que le travail de supervision est un travail de conscientisation pour le thérapeute de ce qu’il fait, de ce qu’il est avec son patient. C’est s’autoriser dans l’après-coup, après l’avoir élaboré et pensé avec un superviseur, à visiter des zones difficiles d’accès lorsque je considère que cela pourrait être utile au patient.
Repérage psychopathologique
10J’ai aussi travaillé à partir du livre de Michel Lemay, « J’ai mal à ma mère », pour la question du diagnostic et de la psychopathologie des personnes carencées relationnelles. Je ne veux surtout pas figer Manon dans un diagnostic, mais réfléchir, formuler des hypothèses de travail pour mobiliser ma créativité, me paraît fondamental. Je demeure persuadée de la nécessité d’un diagnostic non pas au sens psychiatrique du terme mais regarder qui j’ai en face de moi, comment cette personne s’est construite, comment elle me contacte. Ce choix théorique me paraît important pour faire quelque chose de ce « contacter » avec elle.
11Cela pose, selon moi, la question du fonctionnement psychique des « personnes carencées relationnelles », des repères pour me former une image de Manon. Le « diagnostic » est un repérage de son mode d’être au monde. M. Lemay nous invite à différencier carence et abandon. L’abandon est une situation de perte définitive, tandis que la carence est un processus morbide qui apparaît quand un enfant de moins de trois ans subit la rupture d’avec ses figures parentales. Ce qui est le cas de ma patiente. Pour M. Lemay : « Cette discontinuité entraîne une blessure narcissique grave, une dépression parfois masquée, et des perturbations dans la construction de l’identité. Les images identificatoires deviennent discontinues ». Manon est une personne/objet déplacée et re-placée. Elle se parle ainsi, quand elle accepte de regarder ce qui s’est joué pour elle à travers le lien avec moi. Elle ne peut être entendue sur le plan de ses désirs personnels et surtout elle comprend très tôt qu’elle a tout intérêt à ne pas trop exister ni demander, sinon elle a peur d’en avoir encore moins de la part de l’autre. La béance, le manque de stimulations de la part de son environnement, le vide rendent Manon avide, cependant que toute marque d’affection crée un état de tension, voire un effondrement. C’est là qu’apparaît pour moi l’intérêt de la posture de champ au sens de situation. C’est un champ ou une relation de « couple ». Si je réfléchis à l’angoisse d’abandon, du manque, je me dois de regarder aussi ma propre détresse face à ça, dans mon désir d’aider, de réparer quelque chose de moi, quelque chose de l’autre. Ce que j’observe aujourd’hui chez Manon, après ces années de thérapie, n’est pas l’absence d’un mouvement vers moi, mais son amorce, puis sa brisure quand il commence à se déployer. Un apport d’affection est perçu par elle comme dérisoire et menaçant, réveillant la blessure initiale, avec le sentiment que si je deviens pour elle une personne significative, elle va de toute façon me perdre, je vais me lasser, ses manifestations tyranniques vont m’agacer. Pour éviter cette situation, Manon banalise, clive, ne ressent plus rien. Elle dit alors : « Tiens, ça ne me fait plus rien, tu n’es plus rien pour moi, une étrangère, c’est comme si tu étais loin. » ou encore « Je vois tout blanc, il n’y a plus rien. »
12On pourrait parler de coupure ou d’évitement. L’évitement m’apparaît comme un mécanisme très fréquent chez elle. Ruella Frank écrit : « L’évitement est une tentative pour garder le contrôle afin d’éviter de ressentir des sentiments intolérables. »
13La confluence et l’introjection sont aussi deux modalités de contacts que Manon utilise pour éviter d’aller vers ses propres besoins en ne laissant même pas l’excitation ou l’anxiété émerger.
14Elle amorce un mécanisme de rejet dont elle va être la victime, à chaque fois qu’elle commence à accepter quelque chose de moi, un signe en faveur de mon intérêt pour elle. M. Lemay fait intervenir trois processus dans cette « inconstance » vis-à-vis de l’autre :
15« La perception d’être mauvais – la présence toute puissante et magique d’une image maternelle idéalisée- derrière cette image-écran, une haine à l’égard de la mère. ». C’est assez descriptif et pour que ce soit aidant, je dois réfléchir à l’articuler à une stratégie de travail, à un « comment et un pour-quoi ».
16Je remarquais que Manon commençait à manifester de la rage à mon égard dès qu’elle me vivait comme défaillante. Je me souviens d’une situation : je lui tendais un verre d’eau qu’elle m’avait demandé en arrivant à sa séance, quand elle vit sur le verre des traces d’un verre mal essuyé, elle s’est mise à exprimer son mécontentement. Ses « tatillonements », – c’est son terme -, m’exaspéraient, je lui ai dit à ma façon c’est-à-dire avec un brin d’humour, mais elle avait quand même peur que sa « tyrannie » (c’est son terme) finisse par me fatiguer. Il a fallu du temps pour qu’elle prenne conscience que je resterais là à ses côtés et que ce serait elle qui mettrait un terme à notre travail.
17Cette confiance repose donc sur plusieurs années où je suis restée une personne constante, disponible et prévisible pour elle. En 1996, lorsque j’ai accouché et allaité mon bébé, j’ai continué à la recevoir.
18Elle va aussi toucher à des affects dépressifs notamment lorsqu’elle commencera à admettre qu’elle a été « abandonnée » (Manon a été mise à la DASS toute petite puis dans des familles d’accueil). Dans ces moments-là, elle dort beaucoup et m’exprime qu’elle a besoin d’être dans ce que j’appellerais de l’indifférencié une forme de confluence où rien n’émerge, elle passe ses temps de loisirs devant la télévision à regarder des « séries fleurs bleues ». Je peux faire l’hypothèse qu’elle a dû se construire une mère idéalisée à l’intérieur d’elle, comme un lieu imaginaire d’enracinement, une mère idéale dont elle va faire le deuil petit à petit, et du même coup bénéficier d’une relation stable, durable et plus réaliste avec moi. De même, dans sa vie, elle s’ouvre discrètement à une amitié avec une collègue dans la banque où elle travaille. Elle progresse dans sa sécurité intérieure.
Le next…
19C’est à cet endroit que j’ai pensé clôturer ou pas la thérapie avec elle. Je me posais la question de comment aller plus loin. J’en parle en supervision, j’ai des incertitudes, des hésitations quant à la fin de cette thérapie. Je reconnais que ce travail avec Manon a contribué à ce que devenir thérapeute se construise en moi et prenne du sens pour moi. J’ai beaucoup de sentiments pour elle, beaucoup de tendresse. J’aime la manière de Ruella Frank de parler de sa patiente Annie et de leur thérapie (c’est moi qui souligne). En rapport avec l’histoire de Manon, je sens que c’est juste, même si cela fait déjà douze ans que nous travaillons ensemble, c’est juste de continuer… à soutenir ses expériences relationnelles avec moi, afin qu’elle puisse un jour s’ouvrir à du nouveau dans sa vie, c’est-à-dire tisser du lien nourrissant à l’extérieur de la thérapie.
20Il y a quelques mois, au début de l’année 2004, je cherchais à dégager de la nouveauté et comme j’aime écrire, j’ai eu l’idée d’écrire quelque chose avec elle (c’est moi qui souligne). Je ne savais pas très bien à quoi cela correspondait. J’étais avec l’idée que la séparation se fait d’autant plus aisément que la personne a été nourrie et aussi qu’elle peut s’appuyer sur une autre personne que moi, éventuellement pour m’agresser si besoin. Car je ressens que Manon aimerait diriger contre moi de la rage, qu’elle a parfois une charge haineuse à mon égard, parfois il y a une mise à distance, parfois un désir de confluence. Exprimer ces sentiments complexes l’aiderait à s’extraire de la relation, à se séparer. Cet écrit à quatre mains en mettant à la fois du tiers et du lien aurait peut-être cette vocation pour elle comme pour moi ?
21J’ai de la peine à la quitter ; j’ai encore le projet de l’amener plus loin, à tort ou à raison. Ça me semble humain, naturel d’éprouver de la tristesse et je sens que je peux me servir de cela pour avancer dans l’énergie de cette tension.
22Contre toute attente, c’est à la faveur de cet écrit et surtout de ce que nous allons en faire, c’est-à-dire construire ensemble, le lire, le parler, le rire, le pleurer ensemble, que Manon va faire un grand pas en avant. Je peux dire que j’ai partagé ouvertement mon expérience avec elle. Je fais référence à une implication contrôlée, un dévoilement de ma part dans l’ici et maintenant des séances.
23Juste avant d’écrire son histoire, et pour la première fois, elle vient avec un rêve : il y a un torrent de boue et d’eaux boueuses, tout autour de la maison, ça dévale les rues et les pentes dans le village de son enfance, elle s’accroche à la maison.
24Nous regardons son rêve. Il est le point de départ de son désir ou de son acceptation que nous regardions ensemble sa vie intérieure très riche, foisonnante, tumultueuse (le torrent), face à une certaine rigidité extérieure qui la protège. Manon a une sorte de carapace protectrice dans une enveloppe hyper-authentique de sentiments, d’intériorité intense. Je me pose la question de savoir comment Manon est-elle en contact avec sa vie intérieure et comment ça inter-agit psychiquement entre nous.
25Nous pouvons nous mettre au travail de différentes manières, pour que s’opère le changement, travail avec le corps et sur le corps, travail de mentalisation qui ouvre à la prise de conscience, travail avec la fantasmatique, la rêverie qui œuvre à un autre niveau de changement, peut-être au travers de nos zones d’ombre…
26Au départ, j’ai proposé à Manon cet écrit de manière intuitive. Je travaille déjà beaucoup sur les liens entre écriture et thérapie dans d’autres domaines d’activités. (Formation et analyse de pratique de soignants. Écriture d’un roman, d’une chanson. Écriture et groupe continu de thérapie). J’ai mis ensuite de la pensée sur cette intuition, cet écrit à quatre mains peut lui permettre d’intégrer son histoire.
27C’est « faire de l’être » (terme de Jean-Pierre Falaise), dans une formule que j’aime bien. Ça va intensifier notre relation bien sûr, pour permettre dans un second temps la séparation. C’est finalement le programme de la séparation.
28Mon projet est d’aller vers une forme d’indifférenciation dans ce travail à quatre mains, travail de la fonction ça, pour permettre ensuite un travail de différenciation/individuation, retrouver de la fonction Moi. Et c’est ce qui va avoir lieu… !
Doutes, questionnements, zones d’ombre…
29Je me suis posé tant de questions :
30Qu’est-ce que je suis en train de faire avec elle ? Est-ce que je sors du cadre classique de la thérapie ? Ou tout simplement, suis-je en train de faire le choix gestaltiste d’aller dans l’expérientiel en construisant au fils des séances avec Manon une expérience… Les psychanalystes diraient que ça va modifier le transfert ! Certes…
31Comment Manon va-t-elle supporter l’intimité avec moi à travers ce travail d’écriture que je lui propose ? Va-t-elle supporter cette intimité de la rencontre ?
32Pourra-t-elle supporter de savoir ce qu’elle a vécu, d’avoir accès à son histoire ? Qu’est-ce qui va être nouveau pour elle ?
33Quelle résonance a pour moi son histoire ? Comment vais-je lui restituer ce qu’elle me renvoie ? Cela me ramène à moi-même, quand j’ai eu accès à ma propre histoire : une histoire d’inceste et d’abandon, paradis trompeur et enfer amalgamé, sur fond d’une « mère morte » au sens d’André Green, le travail de l’acceptation a pu commencer à ce moment-là, même s’il y a des traces qui resteront à jamais.
34Cela a tout d’abord permis l’émergence de la rage, du « négatif », comme Manon dit, dans notre relation. Le torrent du rêve est le chaos émotionnel de sa petite enfance. Il faut à Manon des repères, des balises, – car tout s’est figé dans la peur -, redonner du mouvement en travaillant sur ses images, sa vie intérieure. Qu’est ce qui me soucie le plus avec Manon ?
35Manon semble avoir pu survivre en étant cuirassée, désaffectée, – au sens de la désaffectation de J. Mac-Dougall -, avec une vie émotionnelle intense qu’elle a dû ligoter, geler, parce que personne n’était là pour l’aider à contenir des expériences très douloureuses. Où est ma part d’ombre, ma part manquante ? La part de l’autre, la différence, l’altérité qui nous construit, nous agresse aussi ? La psychothérapie ce n’est pas magique. La remise en question sur soi est nécessaire. Lacan disait : « Tu n’iras pas plus loin dans ta pratique, dans l’efficacité que tu peux avoir, que là où tu en es arrivé toi-même. »
36Quand ça piétine avec un patient, je peux me demander comment ça va pour moi ! Parce qu’il s’agit souvent de libérer les chemins pleins de barricades qui mènent vers quelque chose de mon propre désir inconscient. Je ne sais pas comment le dire autrement. Et s’il y a quelque chose qui change chez mon patient le lendemain, s’il y a une sorte d’ouverture, ce n’est pas de la magie, c’est une question de posture, quelque chose de la « connivence » peut être, de la correspondance…
37Me revient en mémoire le livre de F. Pessoa, dans « L’intranquillité » il écrit : « Tout sentir de toutes les manières ; savoir penser avec ses émotions, et sentir avec sa pensée… » ! Et je songe qu’il y a de beaux livres qui devraient être lus, des films vus comme de précieux documents en matière de psychothérapie et de supervision.
Quelques séances et expressions à la suite de l’écriture de son histoire
38(Par souci de confidentialité, je ne retranscrirai pas son histoire mais je tiens toutefois à préciser que Manon m’a donné son accord de publication)
3910 Mai 2004 :
40Elle me remet le « document photocopié ». Elle a l’original sur un petit cahier. Elle est assise devant moi, un peu empruntée comme à son habitude, un peu gauche, toujours installée sur le devant du fauteuil, presque en déséquilibre.
41« Accepter que j’ai eu un grand vide, me dit-elle, j’ai pris conscience avec la thérapie que je n’avais pas eu d’affection. »
42Manon a un léger tremblement quand elle dit cela, autour des lèvres. Elle ferme les yeux. Sa respiration se coupe. Elle semble en survie.
43Elle me dit qu’elle a été une petite fille gentille pour avoir un petit quelque chose, pour ne pas décevoir la personne qui s’occupait d’elle, (la DASS et familles d’accueil) ne pas trop demander surtout.
44« C’est très inconfortable, quand j’y pense ! », s’exclame-t-elle !
4524 Mai 2004 :
46Je commence à lire l’histoire. C’est elle qui a décidé que je lise.
47Je lis. Elle me dit : « Ça fait caricature » ! Elle a un rire défensif.
48Je lis encore et quand elle veut que je m’arrête, nous partageons autour de la lecture. Elle me dit :
49« Je suis dans cet entre-deux, je me laisse hypnotiser, je suis pas coupée mais pas dans trop d’émotionnel non plus. Je t’écoute. Plus pour savoir ce qu’elle m’a fait, cette histoire, comme un travail. »
5020 Juillet 2004 :
51« Tu regardes mon intimité avec moi et ça me fait honte. J’ai peur que tu trouves ça banal. Me faire toute petite. Pas trop en demander. »
52Je sens Manon comme un colis en souffrance oublié là. En permanence, on est dans la répétition mais aussi dans de l’étonnement ! L’étonnement, ça ne s’apprend pas à l’école. Je suis avec des « antennes » questionnantes :
53Parfois je parle trop, comme pour soutenir le rien, parfois je suis en silence, car trop de bruit, trop de paroles écraserait la fragile émergence chez Manon de sa propre parole qui a du mal à se dire. Est-ce que c’est ça errer avec elle ? En tout cas, c’est prendre mon temps, lui donner du temps, notre temps. Dans ces moments-là, j’ai la sensation de lui laisser son temps, avec une lenteur dans ma posture que je ne connais pas… C’est peut-être cela le ça de la situation ?
54« C’est nouveau de m’attarder comme ça sur mon histoire et de le faire avec quelqu’un. Je suis pas à l’aise avec ce partage » me dit-elle.
55C’est sans doute exister et prendre de la place, sa place.
562 Septembre 2004 :
57Je lis… « J’ai été un zombie », dit-elle.
58Pour l’accident dans la petite piscine, elle dit qu’elle voulait s’exercer à plonger et se demande si elle n’a pas disjoncté. « J’avais 12 ans quand même, je ne comprends pas. Il n’y avait pas beaucoup d’eau. C’est mon frère qui est venu me récupérer. Ma tête a cogné dans le fond. À l’hôpital, on disait que j’étais une rescapée de la mort… »
59Nous faisons l’hypothèse qu’elle ne voulait peut-être pas retourner chez sa mère après toutes ces années d’absence…
609 Septembre :
61« J’ai du mal à me positionner si je ne suis pas d’accord avec toi. Ça pourrait entraîner de l’agressivité. Tu vas te lasser… » me dit-elle.
6228 Septembre :
63Elle ouvre la séance : « Cet écrit, c’est avant tout du partage. Je ne suis plus toute seule. Tu sais maintenant, toi aussi, avec moi. Tu sais. »
64À ses paroles, je pense tout bas : « tu sais ? ». J’ai l’impression de ne plus rien savoir !
65Elle poursuit : « Et c’est aussi pour me décoller de mon histoire. Je continue à construire avec toi. Ça fait partie de mon chemin en thérapie. »
66J’ai conscience que Manon utilise mes propres mots pour dire quelque chose d’elle. On ne peut pas ne pas influencer…
67« Et puis, le plus important, c’est que c’est pas entre deux portes ! » conclut-elle !
68Je prends le temps de lui dire que je la vis comme beaucoup plus active dans les séances, actrice, dans la construction et la forme de ses séances. Étonnement, plus elle est active, plus je me sens lente et réceptive !
6911 Octobre :
70Manon se fout de l’impression de ce travail. Elle me dit là que la relation est primordiale. C’est de ça aussi dont moi-même j’ai souffert. Que le lien ne soit plus là.
71« Avant ma mamie, (la mamie l’a élevée de l’âge de deux ans à huit ans et demi), c’est comme si il n’y avait rien eu. Du coup, elle a été importante. Quand je suis partie, j’ai beaucoup pleuré, je me suis accrochée à elle. C’est la première fois que je me demande pourtant comment ma mamie m’a aimée, comment… »
72Elle pleure.
73« Les gens m’ont bien aimée mais on ne peut pas se battre pour moi. J’ai été maligne pour que l’on m’aime bien. Mais pas plus. »
74Elle pleure.
75« Je ne me sens pas mal. Je sens toute ma difficulté dans les liens. »
76Elle s’approprie ses mots. Elle s’approprie son histoire.
7728 Octobre :
78Je ris ce soir-là avec elle. Je me « marre ». Elle est en train de me raconter ses évitements dans ses relations notamment avec un collègue de travail. C’est elle maintenant qui décide et je lui fais totalement confiance si elle veut ou pas lire le texte ou bien parler d’autre chose. Il nous reste juste quelques lignes à lire. Il y a peut-être la peur que si nous terminons la lecture, quelque chose va finir…
79« Je dois faire avec mes affects dont ceux qui me sont inconfortables. C’est inévitable. »
80« Je sens pour la première fois que quand un lien est nourrissant, je peux mieux me séparer. » dit-elle
81Je lui demande de quel lien elle parle ou si elle peut dire de façon plus impliquée. Elle me dit « Je parle de toi ».
82Elle ferme les yeux alors qu’elle me regardait vraiment pendant cette séance.
83« Les choses pendant l’absence ne partiront pas. Il y a quelque chose de construit, d’acquis que l’absence ne peut enlever. Le temps, c’est quelque chose dont j’ai besoin. Ça donne de la valeur aux choses. »
84Je la regarde et je la sens pour la première fois en douze ans très présente à elle et à son environnement. Physiquement et psychiquement, sa posture est ancrée. Dans le fauteuil, mieux calée, elle est là tout simplement et moi en face, j’ai des larmes dans les yeux. Elle me regarde, c’est un moment de grâce dit-on, ça fait banal de l’écrire, c’était presque religieux, quelque chose comme une communion, une prière, quelque chose de beau, parce qu’habité. Tous ces mots bateaux… Vogue la vie…
85Je suis de sa « race » à elle, je le pense et pour la première fois, je le lui dis, je suis de sa sensibilité à elle… les larmes dans nos yeux… sur nos joues…
868 Novembre :
87Manon veut que je lise la fin. C’est la huitième et la dernière période. Elle voit qu’elle n’a rien écrit de 1980 à 1997, date à laquelle elle prend un appartement pour vivre seule, quittant sa mère avec qui elle vivait depuis. Elle a alors 38 ans.
88Elle n’écrit rien d’autre. Elle me dit qu’elle est toujours dans cette période-là et qu’elle n’a rien noté parce qu’il n’y a pas eu d’événements dramatiques comme avant, « pas d’événements marquants » dit-elle.
89Elle me rencontre en juillet 1992. « Je ne l’ai pas noté parce que je dissocie ma vie et la thérapie. Avant c’était ma vie avec ma « famille » ! » me dit-elle.
90Nous observons ensemble qu’avec le début de la thérapie commence la possibilité pour elle de s’ouvrir à sa vie intérieure et émotionnelle sans trop de risque.
91Puis, elle ajoute : « La thérapie est une autre histoire, ça serait plus du ressenti, c’est moins de l’automatique, comme quand j’ai écrit mon histoire. En 1993, je commence les groupes, et j’ai une séance individuelle avec toi tous les quinze jours. Tu ne m’as jamais obligée à venir toutes les semaines. Je suis venue de moi-même toutes les semaines à certaines périodes difficiles pour moi. »
92Tiens, j’avais oublié ça !
93La lecture partagée de son travail d’écriture m’a permis de dire à Manon mon ouverture à elle et elle l’a accueillie pour la première fois. C’était remarquable. Du tissage. Des liens qui créent un lieu. Ça m’a permis de devenir concave, vraiment réceptive à elle, à l’insolite, à l’invisible. Pas seulement être à l’écoute, tout ne passe pas par l’oreille, sensible à ce qui est là. Le monde littéraire m’apporte beaucoup à cet égard, les poètes, les philosophes. Manon est là, avec ses cassures qui sont autant de moments féconds ou peuvent le devenir. Le chaos est toujours suivi par un temps de « reconstruction », je l’ai vécu comme ça pour moi-même, et je m’appuie là dessus. C’est l’histoire de nos fragilités, ma fragilité qui devient à certains moments ma force. Après les catastrophes, on trie les matériaux, ça prend parfois une forme délirante, cette reconstruction, il y a un effort désespéré vers la « guérison », des changements de formes souvent. Dans mon cas personnel, le vécu de la fin c’est-à-dire du chaos a été la manifestation d’une continuité. Je regarde Manon ainsi, c’est un « acte de foi », nous dit Goodman. Nous savons que la fièvre quand elle nous travaille, c’est qu’elle veut nous ramener à la « santé ». C’est cette « gestaltung », ce cheminement qui m’intéresse, cette construction-déconstruction, on pourrait dire aussi cette création. Ce que je vis, ces derniers temps, me donne à penser ça… Il faut traverser…
94Nous avons décidé ensemble au cours d’une séance, que je lui imprimerais une part de ce travail qui la concerne pour le lire ensemble. Nous faisons ensemble. Ce « faire ensemble » m’a fait peur, il indique ma position nouvelle dans le travail de la psychothérapie, et à la fois c’est merveilleux. C’est la première fois que ça m’arrive de cette façon-là avec un patient. Manon a besoin d’un écrit qui reprendrait son propre texte et une partie du mien. Je pense à l’espace transitionnel quand Manon me dit : « Pour te quitter, j’ai besoin d’une trace réelle, écrite par toi sur moi ». L’espace transitionnel est un lieu de communication et d’échange. Ce qui se passe avec Manon va au-delà, elle dit : « Quand on se quitte, on n’est plus les deux mêmes personnes. » !
95Cela s’est fait à la fois à partir d’un travail de rêveries, cet espace intérieur où je laisse flotter mes pensées à propos d’elle et où je lui permets, du même coup, de travailler à partir de cet endroit, et aussi à partir de notre expérience à toutes les deux.
96Séance du 22 Novembre 2004 :
97Manon revient d’une semaine de thalassothérapie. Elle semble relativement satisfaite, elle a pu mettre en place quelque chose pour elle et en profiter, mais peu à peu, elle met à jour des éléments qui l’ont beaucoup perturbée et qu’elle nomme son « symptôme enfermant du temps » : sans pouvoir le dire et s’ajuster avec son environnement, Manon a regardé sa montre à chaque massage, à chaque soin, de peur qu’on lui « rabiote », – c’est son mot -, du temps. Manon a besoin de temps, elle en veut aussi pour son argent, elle veut qu’on la considère comme une personne et qu’on s’occupe d’elle à hauteur de ce qui a été proposé. Elle sent de la rage là en séance comme elle l’a sentie durant son séjour de manière disproportionnée, ce qui lui a suggéré qu’il y avait d’autre chose en amont. Ses lèvres tremblent pour me dire sa honte d’être ainsi, calculatrice du temps qu’on lui donne ou lui refuse, lui grignote. Ça a été pareil en séance pendant longtemps, elle me dit que c’était quand elle ne pouvait pas prendre vraiment quelque chose, qu’elle ne sentait pas la confiance, et donc elle comptait.
98« Je n’ai pas accès à toute mon histoire, il y a des trous, dit-elle, ce qui me prive de faire du lien et du liant, ce qui m’enferme alors que je voudrais avoir de la distance et de l’humour, m’ajuster avec l’autre ». Elle veut passer de son symptôme comme « création ratée » à un ajustement créateur. Elle dit : « J’aurai voulu dire : oh ! c’est dommage que vous ne m’avez pas donné tout mon temps, il manque cinq minutes, vous savez, c’était si agréable ce massage. » Elle est ravie de cet ajustement mais dans la réalité, elle n’a rien pu dire, elle a comptabilisé et enragé en silence. Il y a là quelque chose d’un sens donné à ce symptôme présent à partir de son passé et à la fois toujours en rapport à un futur, à un projet d’avancer, de boucler la boucle, d’aller vers un possible désengagement, parce qu’il y a eu plein contact…
99Manon a tenu toute seule, au sens de survivre, parce qu’il n’y avait personne, gelant sa vie corporelle et psychique. Aujourd’hui, entre soutien et frustration, elle commence à vivre, elle s’ouvre aux liens. Mais il s’agit de ne pas laisser Manon toute seule en ne soutenant que ce qui est présent car dans le fond et pendant très longtemps, elle n’a pas amené grand-chose comme « matériel » en séance. Cependant, ce « pas-grand-chose » était sa porte d’entrée et j’ai dû faire avec cette figure-là qui m’était adressée. Avec humour, je guide Manon vers les autres, vers l’extérieur, tout en vérifiant aussi avec elle qu’elle me sent bien là et en validant son expérience ici dans la séance. Il y a à la fois une posture phénoménologique et existentialiste, une posture de rencontre à deux et une posture de débroussaillage des endroits obscurs, les miens et les siens, « ce qui toujours échappera » comme l’écrit J.M Robine, et qui est sans cesse à recommencer. Je ne peux pas uniquement suivre le processus de Manon, je dois aussi construire une expérience avec elle, sans doute l’influencer, interférer. Nous avons un certain pouvoir, l’idée est de le conscientiser. Et ce qui va se créer là est bien un produit de la situation, le ça de la situation. Être dans une situation en présence d’un autre, ça fait que ça va s’apparaître différemment, à l’occasion de ce quelqu’un qui est là, ça va colorer les choses, leur donner un certain relief. Encore faut-il nous donner ce temps !
100Séance du 31 Janvier 2005 :
101Clôturer mon texte sur Manon… Ce matin-là quand Manon vient en thérapie, elle me dit : « Il y a beaucoup de vie en moi, même si le moteur a été gelé il y a très longtemps. Je connais mieux mes besoins, j’aime pleins de choses, danser, rigoler, parler, quand j’ai été écoutée, je peux moi aussi écouter l’autre. J’ai besoin de liens, de contacts, de recevoir même si j’ai beaucoup à apprendre à cet endroit, j’ai besoin d’être stimulée par l’autre, poussée et là je peux y aller moi aussi. »
102J’ai tenté d’apporter des conditions suffisamment bonnes pour que Manon retrouve de la mobilité. Elle le nomme maintenant.
103Manon m’ouvre un champ de recherche en friche, sa part à elle, ma part à moi, à l’origine de cet écrit. C’est un balbutiement avec elle et avec moi où j’ai tenté de travailler à l’expérience en cours et au processus. Cette histoire d’écriture à quatre mains est une véritable aventure et je veux rajouter qu’elle n’a pas forcément qu’un seul sens, ce qui limiterait voire figerait l’expérience.
De l’écriture comme nécessité…
104L’écriture a pour moi valeur de supervision, au sens d’une élaboration d’un récit, comme possibilité de faire évoluer ma pratique de la psychothérapie. Le choix des séquences et de la thérapie de Manon a répondu au souci de rendre compte des processus à l’œuvre dans cette pratique.
105Écrire au cours de ce travail thérapeutique et du travail de supervision en général, me paraît incontournable, c’est réfléchir, penser avec d’autres, mettre du tiers, être en position méta. Dans l’écriture, je peux partager mes moments de doute, d’incompréhension, d’incompétence et je donne une forme toujours à re-créer, en vue de s’apparaître. À l’occasion d’un autre, je peux changer la forme de mes intuitions, de mes images et résonances intérieures, en mots partagés avec l’autre, en pensées, en écriture. Toujours à cette occasion, je peux mettre au travail le repérage psychopathologique de la personne que j’accompagne pour nous guider toujours un peu plus en avant.
106C’est encore à cette occasion du travail en supervision, que je peux découvrir des zones obscures de ma vie psychique, sur lesquelles se heurtent et s’expriment les zones obscures de la vie psychique de mon patient. H. Searles parlait de « l’analyse mutuelle », où le patient devient le mieux à même de pouvoir guérir le thérapeute, là où celui-ci échoue à guérir son malade !
107Manon s’est séparée de moi depuis environ 7 années. Elle me donne de ses nouvelles au moins une fois par an, parfois elle est revenue faire un stage d’été en juillet, pour le plaisir, dit-elle !
108Elle a rencontré un homme qui est devenu son compagnon de vie. Ses parents sont décédés depuis peu.
109Pour la publication de cet article, je l’ai contactée, je vous retranscris sa réponse :
1105 janvier 2015 :
111« Bien entendu je te donne mon feu vert pour ton article. Cela fait 10 ans que je suis heureuse avec D., il me donne beaucoup d’affection et je suis importante pour lui. Si je peux recevoir et profiter de ce qu’il me donne et le lui rendre, c’est grâce à ton accompagnement pendant toutes ces années mais aussi au regard que tu as porté sur moi (tu m’as vraiment vue et donné une place, ma place). »