De nos résonnances

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C’est un écrit sur une séance de supervision faite dans le cadre de la formation de superviseur en 2004. Nous y sommes contraints par la formation et le mémoire qui la valide, et en même temps, j’ai du plaisir à ce dévoilement dans l’écriture, à la possibilité de poser la question de la vérité, de la mienne et de celle de l’autre. Il y a là mon goût pour l’invention et le plaisir de penser, que nous retrouvons d’ailleurs dans la thérapie avec nos patients, de même dans ce travail de superviseur avec le thérapeute que l’on accompagne. J’aime avant tout errer, construire et créer avec eux.

2Pour préserver l’anonymat, j’appellerai Fabienne la personne psychothérapeute que je vais superviser. Fabienne veut me parler de son patient, je vais le nommer Jules, elle veut que je l’aide à regarder ce qui se passe dans la relation et le travail thérapeutique.

3Nous sommes le vendredi 1er octobre 2004, 10h30. Ce jour-là, dans le cadre de la formation de superviseur avec des thérapeutes qualifiés, je me sens un peu nerveuse… Comment vais-je aider Fabienne sans être parasitée par le cadre, la ou les théories, la question du diagnostic ?

4D’autant que je n’ai pas envie de fabriquer du même ; à partir de l’homogène, il ne se passera rien. L’hétérogène, c’est ce que je perçois dans la transmission de mes superviseurs : une certaine disposition à la surprise comme condition des rencontres. La rencontre va laisser sa marque dans le réel. Rien n’est plus pareil après. C’est ce qui m’intéresse avant tout.

5Fabienne s’installe en face de moi dans un fauteuil, je prends l’autre, hissant mes genoux vers moi, me calant comme je fais d’habitude en thérapie avec mes patients, j’ai le souci d’être bien installée. Elle me parle de Jules qui a vingt-sept ans. Il est comme un grand adolescent qui a peur de devenir adulte. C’est ce que je perçois dans les propos de Fabienne quand elle me le décrit.

6Fabienne le rencontre depuis une année environ, dans une posture souple par rapport au cadre, au paiement, aux séances.

7J’accueille ça, j’accepte ça parce que j’ai de la confiance en Fabienne comme thérapeute, en ce qu’elle fait, en ce qu’elle est. C’est en même temps très subjectif car je ne la connais que depuis peu. Elle fait partie de l’IFGT et travaille dans une perspective de champ, la perspective situationnelle, et non pas dans la perspective intra-psychique dans laquelle j’ai beaucoup été et suis encore. Cette manière de voir le paysage va colorer ma façon de travailler avec Fabienne. C’est présent pour moi et c’est important que je le conscientise si j’ai besoin de m’en dégager.

8D’ailleurs, très vite au cours de la séance, je me mets à douter qu’avec un patient comme Jules, que je repère éventuellement comme une personnalité narcissique, dans une peur de la dépendance à l’autre, avec une tendance à s’appuyer sur des objets substitutifs (des « objets transitoires » au sens de J.M. Dougall), objets à remplacer continuellement, je me demande donc si la « souplesse » de Fabienne est sécurisante et constructive pour lui. Je ne sais pas encore… Là, je sens bien que mon exigence à suivre une ligne de conduite, en rapport à un repérage psychopathologique, fait que domine l’idée de cohérence en référence à une posture individualiste, au lieu de l’idée de rupture, de saut… Ce sont là mes introjections telles que « Avec cette personne, je dois faire de cette manière-là ! »…

9Cependant, je me laisse guider par le processus ; la figure n’est pas encore nette, claire, elle apparaîtra peut être plus tard. Quoiqu’il en soit, je me sens engagée avec Fabienne, dans une situation où nous formons un « couple » lié et complémentaire, participant à un même processus dynamique. Il y a de part et d’autre du désir, du désir d’avancer ensemble.

10Fabienne a l’intuition, – elle le dit ainsi –, que Jules aurait vécu dans une atmosphère incestueuse, aurait peut être subi des abus… Il y a dans sa famille, me dit-elle, une confusion des rôles père-mère-fratrie ; Jules a une sœur plus âgée que lui, les places sont mal définies, les frontières sont floues.

11Jules évoque ses relations avec les femmes, l’argent, l’alcool, il ne travaille pas de manière régulière ; il paie pourtant ses séances quand il vient, il veut même parfois les payer d’avance de peur que l’argent ne lui brûle les doigts ! Fabienne ne refuse jamais de façon catégorique, elle regarde avec lui, prenant le temps, sans se précipiter, elle cherche quelque chose, comme son patient d’ailleurs. Elle fait des hypothèses, ce qu’elle veut avant tout, me dit-elle, c’est être là, re-tricoter quelque chose avec lui, peut être un tenant-lieu d’espace transitionnel. C’est cet espace qui va peut être permettre à Jules de se libérer de l’emprise de sa mère ou de sa famille pour « vivre sa vie », pour grandir. C’est ce que nous élaborons petit à petit au cours de cette séance.

12C’est alors que la figure va émerger pour moi quand je laisse la question du cadre de côté, c’est-à-dire que je lâche prise par rapport à mes présupposés, sentant que ça « pousse » ailleurs, ça cherche ailleurs. Mon intérêt va souvent vers les « zones d’ombre » des personnes que j’accompagne en tant que thérapeute. Comme superviseur, ici avec Fabienne, je me laisse aller aussi dans cette direction, c’est un choix que je fais. « L’inconscient n’est qu’une hypothèse au moment où je la fais. » écrit Jean Oury, psychiatre, psychanalyste, dans ses conversations sur la folie, avec Marie Depussé. Je pourrais aussi parler de nos résonances.

13J’observe Fabienne dans son corps, sa posture physique, il y a quelque chose qui se replie chez elle, sur le fauteuil, elle prend son visage dans ses mains. Sentant quelque chose que je ne définis pas tout de suite, je lui demande : « Que se passe-t-il, là ? »

14Le visage brusquement en larmes de Fabienne, ses yeux de larmes, sa voix en larme, son corps qui se penche dans ma direction. Je soutiens ce mouvement en m’avançant moi-même un peu dans mon fauteuil, vers elle, je sens que c’est avec ce moment d’émotion-confusion, que va émerger quelque chose de son désir. Et ce qui se passe est extraordinaire, c’est à la fois la révolte de Fabienne qui est là, sa peur d’emmêler sa propre histoire traumatique à celle de son patient, ça vient dans le même temps s’emmêler à ma propre histoire d’abus, je retiens mes larmes mais elles sont là, au bord. Je ne dis rien de ce qui me remue tandis que Fabienne se met à me parler de sa propre histoire de manque maternel, de deuil. Nos problématiques se font écho.

15Je suis à l’écoute de Fabienne et à la fois de ma propre intériorité, je fais des navettes entre les deux. A ce moment, j’observe une certaine anxiété chez moi, je dirais même une fragilité ; je repense au rêve « traumatique » que j’ai fait la veille, un rêve qui reprenait une parole d’un participant de la formation sur le non signalement d’un enfant abusé, ce qui a réveillé de l’inquiétude chez moi. Bien malgré moi, cette fragilité-anxiété dans la journée, suite à mon rêve, dans la séance avec Fabienne, devient sensibilité, mouvement du cœur, de la pensée, excitation d’aller vers, je sens que je peux l’utiliser comme une force, un levier sur lequel je vais m’appuyer pour repartir, aller de l’avant jusqu’au contact final.

16Dans la théorie du self, il s’agit du cycle du contact, de l’anxiété à différents niveaux du cycle et des modalités de contacts et/ou de leurs interruptions. Là, il y a une tension née de mes contradictions que j’accepte et qui me permet du même coup de continuer à avancer. Quelque chose d’une posture active, d’aller-vers et à la fois passive, réceptive.

17Et c’est parce que Fabienne a une conscience des choses qui se jouent pour elle, qu’elle peut les nommer, que nous pouvons en être là ensemble. Je n’ai pas dit ni fait grand-chose. Juste être là. Et ça a cheminé. C’est cela qui est, à mes yeux, précieux !

18« Comment aider Jules sans que j’attaque ses parents défaillants ? » s’interroge Fabienne.

19« Comment l’aider sans rentrer dans sa réalité, sans répéter en permanence ma propre déchirure au regard de la sienne, comment l’aider en ouvrant, sans vouloir être la bonne mère sauveuse, sans faire du re-parentage non plus ? » élabore t-elle.

20Nous revenons peu à peu à un espace de réflexion, je l’aide à penser ce qui se passe avec son patient, ce qui se passe entre elle et moi, à mettre du sens sur ce que vit Jules et comment elle peut continuer avec lui. C’est une des fonctions de l’espace de la supervision.

21Moi : « Comment rester sa thérapeute ? Est-ce cela ton questionnement ? »

22Elle : « Une thérapeute qui tient sa place, oui, c’est de cela dont je veux parler ».

23Une thérapeute qui accompagne à la fois dans la souplesse et la fermeté, afin que Jules puisse sentir qu’il peut maîtriser encore quelque chose dans la relation à l’autre, sinon ce serait insupportable pour lui. Nous sentons ensemble combien Fabienne doit accepter ce jeu « manipulatoire » tout en restant à la bonne place, à la juste distance qui va aider Jules à se structurer, à s’organiser psychiquement, à s’individualiser dans un cadre et un lien sécurisants et contenants.

24Je me suis sentie dans une posture particulièrement ouverte à Fabienne et en même temps dans une position méta, de distanciation-rechercher-penser-construire avec elle, dans ce mouvement permanent. Il y a eu quelque chose de l’ordre d’une relative tranquillité, un espace de tranquillité, ce qui n’est pas « être tranquille » d’ailleurs ! C’est pouvoir supporter de ne pas savoir. De ne pas influencer, de rester ouvert à ce qui vient. Et de ne pas comprendre. C’est tout cela que j’ai vécu avec Fabienne. Presque à mon insu, au cours de cette séance, nous nous sommes laissées guider vers cet espace précieux et subtil de nous-mêmes, où nos cœurs s’ouvrent, nos larmes coulent, où plusieurs niveaux semblent imbriqués, se déploient, se mêlent pour se désemmêler, se déconstruisent pour se reconstruire.

25Et il y a eu de l’étonnement aussi. « L’étonnement, écrit Jean Oury, c’est la base de notre travail ». L’étonnement autorise la surprise de la rencontre. C’est une façon d’être prêt à la rencontre sans s’y préparer parce qu’on a lu ou appris. C’est tout à fait ce que j’ai ressenti au cours de ce travail avec Fabienne. J’avais toujours ma « boîte à outils », je travaille avec, mais je ne veux pas me raconter que je vais appliquer une théorie à une pratique. Je peux comprendre ; comprendre c’est traduire, ça me rassure, mais dans le fond, comprendre n’est jamais qu’un sentiment de satisfaction. Pour moi, et je l’ai beaucoup expérimenté dans le travail sur moi-même, en psychanalyse comme en Gestalt, comprendre est moteur du changement mais ne suffit pas.

26Il me semble que j’ai abandonné la « posture de l’expert ». Je suis allée chercher du côté de l’affect, de l’émotion, du vécu. Pour revenir ensuite à la question du sens, à cet espace de réflexion et de pensée qu’offre la supervision. Fabienne s’est autorisée du même coup à errer, tout en restant là. Et moi aussi, je ne l’ai pas quittée. Il y a eu également d’autres ingrédients, une logique poétique, « esthétique », dans ce « parler et être » et dans ce « rêver ».

27Pour notre pratique, nous devrions tout autant lire de la psychopathologie, de la philosophie, du sociologique que de la littérature. A mes yeux, la littérature protège du théorique. Ainsi G.G. Marquez dans son autobiographie, écrit « la vie n’est pas ce qu’on a vécu mais ce dont on se souvient et comment on s’en souvient ! » Étonnante cette citation, si liée à notre recherche et conception gestaltistes. Et P. Auster dans La nuit de l’oracle, avec cet homme qui tente d’effacer son passé pour n’être que dans le présent… et qui cherche tout de même de la continuité !

28La supervision, ne concernerait-elle pas cette intrication complexe de plans, psychopathologique, psychique et situationnel, en vue d’une subjectivation ?

29C’est-à-dire que le sujet va advenir, avec un autre dans son champ, réorganisant ses expériences passées et découvrant peut être de nouvelles solutions. Être dans de l’ouvrant, errer tout en sentant qu’on tient les rênes, même si c’est déstabilisant, sans injecter mon savoir à propos de quelque chose comme si celui-ci était irréfutable alors qu’il est aussi, selon la situation, en mouvement. Sans injecter non plus mes projections personnelles, mon « pathos ». Soutenir la forme de l’autre, se laisser guider là où ça pousse, ça désire et avec Fabienne, ça cherchait dans ses zones d’ombre qu’elle m’a invitée à regarder et qui ont réveillé les miennes.

30Une séance que j’ai eu envie d’écrire parce que vivante. La « vivance », il faut l’écrire. L’écriture n’est pas réservée à ceux qui savent, aux médecins, aux théoriciens. L’écriture nous permet de nous approcher, même en tâtonnant, de ce qui est notre style de travail, pour un instant… Un instant seulement car tout est toujours à recommencer… Mon écriture est toujours instable et inachevée et c’est tant mieux car sinon je la fige et me fige. L’écriture est déjà une perte, un passage du continu dans le discontinu, mais je ne l’aime pas comme produit fini. J’aime l’écriture en germe qui attendra toujours son achèvement.