Comment changer notre regard sur «l’anorexie mentale »
LA FIGURE : LA VIOLENCE DU SYMPTOME ANOREXIQUE / ATTAQUE DU CORPS/DETRUIRE .
LE FOND : ANESTHESIE DE LA FONCTION ÇA, PERTE DE LA FONCTION MOI / IDENTITE A CONSTRUIRE.
Depuis plusieurs années, j’ accompagne des jeunes femmes anorexiques dans leurs tourments psychiques et physiques.
J’ai moi même vécu un épisode grave d’anorexie à l’âge de 15 ans, ce qui bien sûr a mobilisé mon intérêt pour ce type de problématique.
Cet article retrace mon parcours de thérapeute auprès de ces personnes. Il est aussi imprégné de mon expérience personnelle de patiente qui s’est heurtée aux lacunes de mes espaces thérapeutiques sur le sujet. Je essaie d’articuler mon intérêt pour ce thème, ma réflexion et mon expérience professionnelle pour tenter un regard différent sur l’anorexie, trouble du comportement alimentaire dont on parle depuis le 11 ième siècle , pathologie violente , pathologie d’enfermement.
Ce travail d’élaboration s’inscrit , au même titre que mes écrits précédents ,-le journal intime de mes 15 ans, mes mémoires de psychologue en 1983 sur ce thème et de gestalt thérapeute en1995-, dans un processus de croissance, de cheminement .Nos manques stimulent notre créativité. C’est en tout cas ce qui fonctionne chez moi. Le symptôme étant, selon l’heureux terme de Jean Marie Robine, une création ratée, j’ai eu plaisir à écrire ce texte,- même si son contenu n’a rien de nouveau -, comme une figure créative émergeant d’un fond d’emprise et de violence qu’a été ma famille à caractère incestueux.
L’anorexie nous interpelle avec son paradoxe : « J’ai voulu mourir de faim pour survivre ».
Nous sommes fascinés, subjugués par ce qu’elle nous donne à voir, voire exhibe, ce corps décharné, squelettique , qui par association, nous renvoie aux camps de concentration, à la mort, à la destruction.
Nous rentrons de plein pied dans la violence , une violence figée, pathologique , psychiatrique je dirais, mais pas une violence intraitable pour autant…
L’HISTOIRE D’UN PROCESSUS, DE LA MORT A LA VIE
Ne plus manger a été mon salut, à un moment de ma vie, ma seule manière de parler, d’exister et de dire NON…
Dans l’anorexie, il y a une triple agonie du corps, de la vie psychique et de l’ouverture à l’autre : la violence est là dans ce combat à la vie, à la mort…
Je n’ai jamais été dans le déni , comme la plupart des anorexiques que j’ai rencontrées dans ma pratique.
Je vais suivre une psychothérapie d’inspiration analytique pendant sept ans , trois fois par semaine, mon journal intime retrace toute cette période là, l’hospitalisation dure quatre mois , -je pèse alors 28 kilos -, l’isolement ,- je n’ai plus envie de rencontrer mes parents bien que je ne le verbalise pas ainsi , cette dépendance me pèse -, les gavages, les perfusions, je suis proche de la mort.
L’hôpital a eu une fonction contenante . Mon psychiatre m’invite à une régression réparatrice : j’ai 16 ans et en même temps je renouvelle mon expérience de 4 ou 5 ans. Ça « insiste », écrit JMR, dans son très beau livre « S’apparaître à l’occasion d’un autre », dans le chapitre sur la régression, pour permettre « l’éventualité d’une remise en mouvement ». C’est comme si je rejouai la donne, je re- demandai.
L’anorexie cède peu à peu, je prends conscience de la nécessité de me nourrir , aidée par les infirmières qui me donnent à manger à la petite cuillère, malgré mes 16 ans.
Puis l’anorexie laisse la place à la boulimie, c’est Noël 1977, suivie par des vomissements provoqués.
LA DÉSORGANISATION PASSE PAR LE CORPS
Étymologiquement , le symptôme, c’est « tomber ensemble, se rencontrer », c’est le résultat de choses qui tombent ensemble.
Dans l’anorexie, c’est la rencontre de deux vies , somatique et psychique , qui s’affaissent, qui tombent.
Le symptôme, c’est aussi l’impossibilité d’affronter une ou plusieurs réalités insoutenables pour la personne. Il fait violence .Dans mon expérience clinique, cela peut être en rapport avec la sexualisation du corps, ses transformations au moment de la puberté, l’inscription dans la vie adulte, dans la vie sociale, l’éloignement d’avec les parents…
Mais il n’y a pas qu’une seule anorexique. Il y a des anorexiques et des histoires singulières, sur un fond commun.
Le symptôme est, dans tous les cas de figure, coûteux.
Explorons le :
L’anorexie et la boulimie ont souvent fait penser à une toxicomanie sans drogue. Effectivement, Il y a un état somatique, intérieur, très particulier, dû au jeûne, aux restrictions alimentaires ou aux vomissements provoqués, quoique les complications somatiques sont différentes dans les deux cas. (perturbation hormonale, décalcification, stress, ralentissement cardiaque , hypokaliémie…)
Avec ce symptôme s’installe le chaos, chaos physique et psychique.
L’état somatique dont je parle, entraîne une euphorie et une anesthésie, physique et psychique, dû à l’augmentation des hormones du stress (le cortisol et l’adrénaline) et des endorphines, substances secrétées pour lutter contre la douleur.( On a fait l’analogie entre l’effet de l’anorexie et l’effet de la pratique des marathons : les coureurs connaissent la suppression de la douleur par la sécrétion d’endorphines.)
Ainsi du fait de la restriction alimentaire ou des vomissements (vomir rétablit le jeûne et l’euphorie), on a un double processus corporel : dénutrition et toxicomanie due au jeûne qui , par ses effets euphorisants, anesthésie les souffrances physiques et psychiques.
Le sevrage de cette manière de vivre dans la restriction et le contrôle , dans un appauvrissement des échanges avec autrui, des expériences de contact avec lui, va être très douloureux puisqu’il fait remonter le manque, des angoisses parfois très fortes , des douleurs physiques et psychiques. Le temps de l’hospitalisation est nécessaire à ce moment là.
Un mot sur le basculement très fréquent anorexie-boulimie/vomissement .Celui-ci est très complexe à enrayer, il a des effets pervers puisque la personne peut annuler son geste :je mange, je vomis. Les fonctions (corporelles) de contact, d’excitation (le ça, les sensations, comme la faim, la satiété et autres), d’orientation, d’action , d’assimilation et de retrait, ne se font plus. Et ce chaos est auto- entretenu. Ainsi vomir devient une nouvelle manière de continuer avec l’anorexie, en apparence moins dangereuse puisque l’amaigrissement est souvent moindre mais les complications somatiques sont tout aussi terribles…
La boulimie, autre symptôme certes, mais en fait l’autre versant d’une manière d’exister dans le refus de la nourriture…le refus passant par la bouche, le refus des formes du corps, nous connaissons l’obsession du poids chez ces femmes…et l’obsession de la nourriture , à un moment où d’autres investissements prennent normalement le pas…
Mais si , en figure, il y a ces symptômes, dans le fond , ce n’est pas la nourriture qui est le problème, c’est des autres dont la personne se protège, c’est l’ouverture à l’autre qui est en difficulté , en résistance, c’est une histoire de lien, lien d’emprise ( emprise réelle ou fantasmée). Pierre Fédida, même si je ne suis pas toujours en accord avec lui parle d’ « une faim de non -recevoir »…Il s’agit bien d’une manière très particulière de faire l’expérience du contact.
Ainsi derrière la violence du symptôme, cette partie apparente de l’iceberg, se cache la peur…la peur de grandir, de sortir de l’enfance, la peur de la féminité, en filigrane , la peur de l’emprise d’autrui qui empêche la personne d’aller vers l’autre (agressivité saine), vers la sexualité, vers la maternité…L’aménorrhée par exemple, est un des signes corporels de cette peur de devenir une femme.…
Dire NON à la nourriture serait une façon de chercher à se différencier comme si ces personnes n’avaient pu en faire l’expérience dans leur histoire. Je constate dans ma pratique une insécurité primaire dans leur structuration précoce. Et la solution d’enfance a été de s’adapter c’est à dire de coller aux attentes parentales par peur de perdre l’amour et la sécurité.
Dans mon cas personnel, l’histoire incestueuse expliquerait ma manière de me défendre, à l’époque, en détruisant mon corps, en refusant ma féminité naissante, même si je sais aussi que les soubassements étaient déjà dans l’enfance. Dans ma clientèle, j’ai constaté qu’une patiente sur quatre avait vécu un inceste ou dans une atmosphère incestueuse. L’inceste n’explique pas tout. Mais je fais l’hypothèse d’une emprise, qu’elle soit relationnelle, corporelle, sexuelle …
James Kepner écrit dans « Le corps retrouvé en psychothérapie » : « L’inceste…a un effet dévastateur. Comment la sexualité pourrait-elle demeurer une fonction du soi si nos propres organes sont à la merci de quelqu’un d’autre ? Comment pourrait-on posséder son corps si celui ci est envahi et subit les intrusions d’une autre personne . »
La réappropriation du corps , c’est à dire aussi de la féminité , la re-découverte des besoins, des sensations et des désirs, puis enfin du plaisir se font très lentement, difficile travail passant par un processus de séparation-individuation , mais aussi par un travail sur le processus corporel dans le contact avec le thérapeute.
Perls écrit : « …en se développant, le soi prend des risques : celui de souffrir…ce qui entraîne la destruction de fixations sur un passé figé… ; le risque d’éprouver du plaisir si la personne accepte de vivre dans le présent. »( p.368) in Gestalt-thérapie.
A mes yeux, derrière ce comportement destructeur, derrière cette violence, se cache un formidable sursaut de vie , une lutte pour une existence individualisée. C’est cette nouveauté là qui est à construire dans le travail avec elles.
Sans faire l’impasse du travail de mentalisation, l’approche gestaltiste dont le point focal est le contact, me paraît particulièrement privilégiée : la qualité de présence du thérapeute est sans cesse interpellée. Travail de déconstruction /construction pour aller vers des échanges plus sains à la frontière entre les deux pôles de la situation , le thérapeute et le patient…travail en groupe aussi que je propose petit à petit…travail sur le comment la personne expériencie le contact, comment elle va vers ou n’y va pas…comment l’environnement peut être soutenant…ou comment la personne imagine qu’il peut la « casser », la salir…
PENSER LE SOIN…UNE POSITION PARTICULIÈRE D’ACCOMPAGNEMENT
Mon travail de « passeur » est d’aider à passer de cette violence retournée contre la personne , rétrofléchie ,masquée ou défléchie , à une agressivité saine (au sens de « aller vers ») .
Du fait de l’articulation étroite entre le corps (ce corps en danger de mort) et le psychisme, dans cette pathologie, le travail va nécessiter plusieurs intervenants : médecin , nutritionniste, psychothérapeute. Ce travail en réseau aide ces femmes à estomper leur peur d’être manipulées par l’autre et il nous aide nous mêmes à les accompagner sans la crainte d’avoir toute la responsabilité de la guérison de la personne et à être soulagé de la question de la mort.
Par peur de devenir folles ou de mourir, parfois sur le conseil d’un tiers (un parent), ces patientes consultent mais souvent, il n’y a pas de demande véritable, elles sont dans un système figé auquel elles ne peuvent renoncer, sauf quand elles se mettent à perdre le contrôle dans les boulimies, là, il y a affolement et demande d’aide afin de retrouver l’ancien fonctionnement hermétique de l’anorexie.
Avant de chercher avec elles du sens, il va falloir avant tout reconstruire les rythmes biologiques des repas, du sommeil, remettre à l’heure une horloge déréglée. Plus la personne se prive sur le plan oral , plus elle voit le monde à ce niveau c’est à dire à un niveau cannibalique.( peur d’être engloutie et / ou désir d’engloutir…)
On doit se donner du temps. Le temps est mon allié et un principe de réalité.
Pour la première fois peut être, par ce refus de se nourrir, elles nous attaquent C’est là où je suis confrontée souvent à mon impuissance. Je sens que je dois trouver un espace très personnel avec elles…faute de quoi je serais vomie…
Il y a bien un désir, chez elles, d’individuation articulé à des besoins pas encore conscientisés de contact, et cette ouverture là est emmitouflée dans l’omnipotence , la manipulation ,la perversion. Cette conscience là est à construire ensemble.
Parfois l’hospitalisation est nécessaire avec une alternance entre des temps de solitude et des temps de liens. Nous travaillons sur le présent quotidien et non pas sur le symptôme. L’hôpital est une bulle protectrice , un espace de rencontre de soi et un espace de liens thérapeutiques.
L’histoire du lien avec elles va répéter souvent l’histoire de la constitution du symptôme.
J’entends au début très fort, « laissez moi être sans forme , informe , avant de me reconstruire, de me réorganiser. ».
Car trop souvent, c’est aller trop vite pour elles. Elles ont dû faire semblant. Retrouver des formes, c’est reconstruire une figure qui leur est propre. Ça se fera lentement, par petites touches, sous mon regard, un regard tranquille, impliqué, engagé, mais ne désirant pas à leur place…Ce qui n’est pas facile…!
Elles donnent peu à peu sens à leur refus, quand celui ci est accepté par nous, thérapeutes.
A ce moment là, elles vont avoir le courage de dire NON autrement et de mettre leur ténacité au bon endroit : enrichir leurs expériences, les diversifier, ouvrir à d’autres rencontres dans la vie, leurs études, leur profession, leurs loisirs, leurs amours et amitiés…
Ce qui est essentiel est qu’elles acceptent , à un moment donné, et elles le font quand il y a de la confiance , de regarder l’appauvrissement de leurs expériences de vie, leur manière d’être au monde étriquée, frileuse. Le déni cède alors.
Les rechutes, au sens de « re-tomber dans son ancienne manière d’être », sont fréquentes, à la fois à dédramatiser tout en les regardant et en les questionnant ensemble. Nous mettons ça au travail. Car elles retrouvent vite leurs anciens mécanismes , c’est toujours difficile de renoncer à ce qui a été tant investi.
Quand elles commencent à aller mieux sur le plan somatique, d’autres expériences vont pouvoir se vivre. Et nous allons commencer à rencontrer de la nouveauté ensemble…peu à peu… Nous allons regarder l’impasse existentielle dans laquelle elles sont pour qu’elles se libèrent de cette peur de l’emprise d’autrui en se préparant à le rencontrer, et c’est bien là que le lien au thérapeute et la forme de contact avec lui ont leur importance.
Ces femmes viennent me toucher dans un endroit particulier de moi même , le « lieu interne de ma créativité ». Tous nos patients nous demandent ça bien sûr. Mais je pense que l’anorexie pose vraiment le problème de l’aménagement du cadre thérapeutique.
Je ne peux pas quitter la posture de travail avec le transfert c’est à dire avec la prise de conscience de tout ce qui teinte et encombre le présent. Mais avec la posture gestaltiste , parce qu’elle n’est pas uniquement centrée sur la répétition et le transfert , nous travaillons à une concentration et non plus à une analyse, toujours plus affinée vers la nouveauté , le « next » (J. M. Robine). Elle suppose une présence relationnelle très impliquée, travaillant sur les zones de contact entre le patient et le thérapeute, ce que je laisse ou pas circuler pour la construction de mon patient, ce qui est là dans cette situation. C’est cette posture de concentration à la frontière-contact qui m’apporte du nouveau donc de l’énergie et de la créativité .
En effet, le changement ne peut apparaître que si le mode habituel de structuration des expériences de mes patientes est mis en échec et c’est là qu’intervient la relation avec moi:
Je peux peut être aider ces femmes puisqu’elles me touchent dans mon rapport à l’oralité, à mon avidité, ou encore à mon noyau hystérique et/ou autiste, que je suis allée visiter…Il va s’agir de co-créer un espace de relation dans l’authenticité et la justesse car ce n’est que dans cette posture de non-conformité que je pense aider à intégrer leur expérience actuelle et nouvelle avec moi et à réorganiser leur expérience passée.
Je n’ai pas peur , ni de leur maigreur ni de leur refus…mais je suis toujours très sollicitée à ce niveau de violence qu’il est parfois bien acrobatique de déjouer seule.
MES PATIENTES
Je pense à Marianne , à Marie Sophie, à Isa, à Christiane…(j’ai changé les prénoms).
Un travail très difficile, parfois déprimant, où j’ai du faire face à mes désirs d’abandonner, de rejeter…
Je pense à Solange , je l’appellerais ainsi, adolescente de 18 ans , qui travaille avec moi depuis une année. C’est très clair que pour elle , son refus a à voir avec le refus de la non authenticité chez le soignant. Elle n’a aucun appétit pour les positions de conformité (je me souviens d’un appel téléphonique où j’étais inquiète ,car elle n’était pas venue à son RDV, et où j’ai fait semblant qu’il n’en était rien .Elle la sentit et c’est elle qui m’en a parlé!: le travail dans le champ, c’est elle aussi qui m’y coltine ! ).
Elle a commencé à me faire confiance lorsque je me suis mise à parler à partir de ce lieu carrefour où , plutôt que de lui laisser prendre la voie de la cassure, de la violence, de la folie, nous avons pris ensemble le chemin de transformation de l’insupportable en en faisant un lieu d’où peut naître la créativité, la mienne et la sienne.
Ce lieu là d’où je parle, me semble plus juste, même si ça me fragilise aussi , il indique l’espoir pour Solange que sa propre créativité va sortir d’elle en lien avec moi, qu’elle aussi a le droit de me montrer ses affects, ses émotions, qu’elle peut transformer sa violence agie contre elle en une agressivité saine…C’est pouvoir élaborer une conflictualité car c’est aussi cela qui est si difficile pour elle : « je suis en conflit avec toi, je peux te le dire et tu tiens toujours ta place… ». C’est ce vers quoi nous tendons…elle n’est déjà plus dans une urgence vitale.
Difficile cheminement…Solange n’est pas revenue après un rendez vous « manqué ».
Je travaille depuis 12 ans avec Laure .Je n’ai pas changé son prénom en concertation avec elle.
Anorexique quand je l’ai rencontrée sur le conseil de son psychiatre, hospitalisée plusieurs fois, complètement indifférenciée à l’époque, (l’hôpital , ça a été de poser des limites et lui dire « tu es en danger et je le vois ».), aujourd’hui, même si elle a encore , dans des moments de grande angoisse qui la déborde, des crises de boulimies suivies de vomissements provoqués, Laure a une image d’elle même, de l’autre et de l’interaction entre elle et le monde qui a beaucoup évolué.
Quittant ses parents, elle s’est mariée et a trouvé un travail d’aide éducatrice et d’animation avec des enfants. Actuellement elle prépare une formation d’art thérapeute, elle a un projet d’ateliers pour enfants. C’est extrêmement touchant de la voir peu à peu exister par elle même, elle a d’ailleurs très peur et cherche mon soutien.
La forme de ses séances a beaucoup évolué, elle n’est plus perdue en moi, dans une sorte de confluence totale, ou dans l’identification projective quand elle tente de mettre à l’intérieur de moi ce qu’elle ne peut contenir en particulier de la violence.
Elle me regarde, elle me voit. Nous avons beaucoup travaillé sur un texte qu’elle a écrit assez récemment sur « sa rage », elle a passé plusieurs séances à le lire de manière différente, à le jouer, je dirais même.
Elle vient aussi dans mon groupe de thérapie, après avoir fréquenté longtemps un centre de jour, parce qu’elle avait alors besoin d’une prise en charge plus soutenue.
Elle a vécu dans un monde qu’elle nomme « intégriste, terroriste » : on ne pense pas, on ne parle pas, on ne dit pas ce qu’on ressent, « je prenais toutes les angoisses de ma mère , et je sentais son rejet de toute forme de vie et d’appétit… ».
« J’ai beaucoup d’appétit d’ailleurs , j’aime manger , je sens que je prends du plaisir mais je n’accepte pas cet appétit. ».
J’avais dit à Laure mon désir de parler d’elle au cours d’une intervention dans le cadre de mon travail et , pendant notre séance, Laure me dit : « C’est la thérapie avec toi qui m’a sauvée. Tu le leur diras. » .Puis elle retire le « avec toi ».
Peur de l’emprise. Peur de mon intérêt à son égard. Je suis sans doute trop désirante pour elle.
« Si je colle à ton attente , je dois grandir mais je ne l’ai pas décidé moi même .Je n’existe plus là-dedans. Laisses moi encore dans l’informe. ». Et elle m’annonce qu’elle refait des boulimies et passe plusieurs heures à laver et relaver son appartement.
Et pourtant , elle dit bien qu’elle a été « frigorifiée », elle dit même « tuée » et que j’ai dû la réchauffer avec mes mots en perfusion, en permanence…
Je pense que c’est la relation thérapeutique avec moi qui agit comme événement , obligeant à une réorganisation de la situation. Je me coltine aussi à une interrogation permanente de ce que je vis avec Laure, tant au niveau émotionnel que conceptuel…
Et depuis peu , je reçois Louise, quatorze ans…
CONCLURE…SUR LE THÉRAPEUTIQUE
L’enjeu est donc d’être là , aux côtés de ces jeunes femmes ou adolescentes, à la recherche du mot juste pour nommer avec elles leurs mouvements de décalage, de refus , de transformation.
C’est aussi écouter le biologique et le psychique dans une articulation constante.
C’est accueillir le refus puisque c’est leur seule façon d’exister , dans un travail souple qui accepte le jeu manipulateur avec l’autre, « jeu » dont elles ont besoin en tout cas au début.
C’est dire combien la prise en charge de cette « maladie » au carrefour du psychisme et du somatique , au carrefour de plusieurs disciplines (endocrinologie, nutrition, psychothérapie ), est complexe et déroutante pour nous .
Je pense que la gestion peut se faire avec de petites équipes très motivées voire formées à l’anorexie. Il doit y avoir une complémentarité entre hôpitaux, cliniques, et praticiens libéraux. C’est une affaire de réseaux pluridisciplinaires afin d’avoir des conditions optimales de soins et de suivis sur une très longue durée bien souvent.
J’ai conscience que je n’ai pas parlé de cette pathologie à la lumière de la théorie du champ car le travail dans la situation est nouveau pour moi, je n’ai donc pas assez de recul.
Par contre je sens bien que l’anorexie est une manière d’être au monde très particulière, violente, épuisante, rétrécie, et que c’est dans un mariage subtil de co-création et à « l’ occasion de ma présence et de ma manière de contacter » , que la patiente pourra peu à peu s’ouvrir à elle même et ouvrir ses frontières à l’autre.
Katouchka Collomb Psychologue clinicienne depuis 1984 Gestalt thérapeute depuis 1995
Pratique libérale en individuel et en groupe Membre de l’Institut lyonnais de Gestalt thérapie
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